Parce que le ministre de l’Éducation, sans tenir compte de l’historique du dossier de l’école-maison, sans nous consulter (parents, experts, associations) et en faisant preuve de mépris, veut dénaturer l’enseignement à domicile; parce qu’il ne respecte ni la Direction de l’enseignement à la maison ni ses obligations de respect de la confidentialité des citoyens (pire, des mineurs!), voici la lettre que j’ai rédigée et envoyée en réaction au projet de règlement qui veut nous forcer, nous, parents éducateurs, à enseigner le programme officiel (un document volumineux rempli de jargon opaque). Parents éducateurs, copiez-collez, modifiez, reprenez, transformez la lettre comme vous le souhaitez, ou envoyez-en une complètement différente, mais faites-vous entendre au plus vite, le plus fort possible! (La lettre est longue et sérieuse pour un billet de blogue; je n’ai pas vraiment le choix, puisque c’est presque ma seule tribune, ici, et que cette tentative d’éradiquer une liberté fondamentale ne doit pas être ignorée.)
LIEU, JOUR DATE avril 2019
Monsieur Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 1035, rue De La Chevrotière, 16e étage, Québec (Québec) G1R 5A5
Objet : Projet de règlement modifiant le Règlement sur l’enseignement à la maison
Monsieur le Ministre,
Comme parents-éducateurs et comme citoyens québécois, nous nous opposons catégoriquement au projet de règlement modifiant le Règlement sur l’enseignement à la maison. Sous certains prétextes, ce règlement unilatéral, irrespectueux, fait fi des souhaits des familles autant que des données issues des recherches au sujet de l’enseignement en famille.
Les parents et familles ont travaillé fort pour respecter le règlement actuel et pour bâtir un lien de confiance avec la Direction de l’enseignement à la maison, un lien que le gouvernement vient de rompre sans préavis. Le gouvernement a-t-il même consulté cette Direction ? Elle envoie aux parents des messages bien différents et fait preuve d’une ouverture dont le gouvernement choisit de ne pas se réclamer. Depuis un an, cette Direction cherche à s’outiller, car l’ignorance ministérielle des réalités de l’enseignement à domicile avait enfin été reconnue. Pourquoi ne pas laisser ce processus suivre son cours, en faisant confiance aux employés du ministère ? Pourquoi le gouvernement ignore-t-il maintenant les recommandations de souplesse de la Protectrice du citoyen[1] ? Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas attendu les résultats de cette année de transition, de rodage? Pourquoi n’a-t-il pas non plus consulté les associations qui représentent les familles, pourtant connues du ministère, avant de tenter d’imposer une marche à suivre encore plus restrictive ?
Pourquoi le gouvernement a-t-il complètement fait fi de l’historique de cette question[2], balayant du revers de la main tout le travail et la collaboration de tous les intervenants concernés, qui avaient alors fait preuve de bonne foi ? Pourquoi ce changement de cap, cette « réforme », avant même de voir le résultat du consensus atteint par un processus démocratique l’année dernière ? Pourquoi ne même pas avoir consulté la Table de concertation[3] qui réunit ces intervenants et des experts ? Elle existe précisément pour répondre à vos questions.
Le projet de règlement veut imposer le programme de formation de l’école québécoise. Or, il n’existe pas de consensus d’experts sur le meilleur programme possible. Le Québec passe d’une réforme du programme à l’autre et on apprenait récemment que seuls 15 % des élèves du système public régulier[4] (le seul qui soit offert dans bien des régions du Québec !) réussissent à être admis à l’université — n’est-ce pas là une indication claire, évidente, que le programme de formation québécois pourrait faire bien mieux ? Il est évident que si les parents font le choix, pour et avec leurs enfants, d’opter pour l’enseignement à domicile, c’est qu’ils souhaitent, pour diverses raisons, faire autrement. C’est un désir légitime.
Pourquoi imposer une vision unique, appauvrie, de l’éducation et restreindre la possibilité des parents de choisir un programme personnalisé, adapté, enrichi ou modifié pour répondre aux forces et aux faiblesses de leurs enfants ? Tous se réjouissent du projet Lab-École ; l’innovation pédagogique se fait pourtant au quotidien par les familles[5] qui pratiquent l’enseignement à domicile. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Pourquoi manquer de respect à ces parents éducateurs au lieu de les consulter, de les traiter en partenaires, eux qui s’investissent déjà pleinement dans l’éducation de leurs enfants ?
« Le savoir des parents-éducateurs pourrait contribuer à enrichir le corpus des connaissances en éducation, au bénéfice de tous[6]. » Les parents-éducateurs ont une expertise, un jugement et un engagement que vous semblez minimiser. Par notre engagement dans l’éducation de nos enfants, nous démontrons une participation citoyenne exceptionnelle et le respect de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies[7]. L’attitude de fermeture méprisante dont vous semblez faire preuve avec le règlement maintenant proposé ne nous respecte pas comme citoyens, pas plus qu’il ne respecte nos enfants. Nous avons le droit de choisir le type d’éducation de nos enfants sans contrainte pédagogique indue, et nos enfants ont droit au respect de leur cheminement d’apprentissage individuel.
Le projet de règlement tente d’imposer la passation des examens ministériels. Pourtant, les experts, les chercheurs et plusieurs écoles alternatives considèrent que les portfolios sont plus efficaces pour évaluer la progression véritable d’un enfant. La protectrice du citoyen s’était déclarée satisfaite que les parents se voient offrir un choix de modalités d’évaluation[8]. Pourquoi ne pas entendre son message? Pourquoi ne pas permettre aux parents de suivre les meilleures pratiques proposées par le Conseil supérieur de l’éducation[9] ?
Ce n’est absolument pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant[10] que de le forcer à subir des examens qui, à l’école, font l’objet de préparations intenses et de répétitions[11] — une perte de temps d’apprentissage concret énorme (l’école peut opter pour cela ; comme parents-éducateurs et détenteurs de l’autorité parentale, nous estimons qu’il vaut mieux, pour nos enfants, procéder autrement). Ces examens, pour un enfant qui ne fréquente pas le système scolaire, ont lieu dans un environnement inconnu, souvent éloigné du domicile (même si les épreuves ont lieu tôt le matin), avec des inconnus, dans un contexte intimidant. D’autant plus que ces examens font, chaque année, l’objet de critiques détaillées : « même les corrigés des examens sont très compliqués pour les enseignants[12] », dit-on, et que ces examens, même ceux des années précédentes, sont gardés secrets ! On critique également les grandes disparités à l’échelle du Québec dans les résultats à ces examens[13]. Pourquoi le ministère cherche-t-il à saboter la réussite d’enfants qui font leur apprentissage à la maison ? L’enseignement à domicile, comme l’école, n’a pas d’obligation de résultat, mais bien une obligation de moyens[14] ; les examens ministériels n’apportent donc aucune donnée probante utile pour l’évaluation de la situation d’apprentissage. Le Conseil supérieur de l’éducation va jusqu’à dire qu’« [i]l y a lieu de s’interroger sur les effets non désirés des épreuves officielles (notamment l’enseignement axé sur la préparation aux examens)[15]. »
De plus, les études concluent toutes qu’une surveillance étatique accrue des élèves non scolarisés ne mène pas à une augmentation de la réussite de ces élèves ! Or, avec ou sans contrôle par l’État, les élèves non scolarisés ont, selon les études, des taux de réussite équivalents ou supérieurs à ceux des élèves du système scolaire[16]. Pourquoi tenter de réparer ce qui n’est pas brisé, de régler un problème dont l’existence même n’est pas prouvée, au lieu d’accompagner plus étroitement les parents qui, le cas échéant, en ont besoin ou en font la demande[17] ?
Selon ce que les médias ont laissé entendre, une écrasante majorité des plans et projets soumis par les familles ont pourtant été considérés comme étant conformes par votre ministère ! C’est donc dire que le système établi l’an passé fonctionne ; pourquoi alors le modifier, le rendre plus rigide, alors que c’est précisément de souplesse[18] qu’ont besoin les parents-éducateurs, la pédagogie en général et les enfants-élèves ? Notre mode d’organisation est différent, mais rien ne prouve qu’il soit inadéquat.
N’est-il pas également ironique et malsain que le gouvernement tente ainsi de forcer les familles à traiter avec les commissions scolaires, alors même que ce gouvernement affirme ne pas souhaiter l’existence même de ces instances, et que de nombreux parents choisissent de ne pas avoir recours à leurs services[19] ? Pourtant, « [c]e sont le volontariat et la collaboration, conjugués avec le développement de l’expertise collective, qui peuvent conduire aux changements et non des moyens imposés unilatéralement par une instance supérieure[20]. »
Les médias ont parlé de documents soumis confidentiellement au ministère de l’Éducation par les parents. Des journalistes[21] ont, semble-t-il, eu sous les yeux certains de ces documents, pourtant entièrement confidentiels portant sur des mineurs et renfermant des renseignements sensibles ! Que fera le gouvernement relativement à cette grave atteinte au droit à la vie privée de ces citoyens — parents et enfants d’âge mineur ? Que fera votre ministère, qui détient ces documents divulgués illégalement ? Le gouvernement et le ministère ont le devoir de protéger nos renseignements confidentiels, et ont manqué à cette obligation. La Direction de l’enseignement à la maison n’est pas autorisée à communiquer nos renseignements confidentiels à qui que ce soit. En vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels, n’avez-vous pas la même obligation ? Que ferez-vous pour réparer cette violation grave de notre droit à la vie privée ?
Les questions soulevées ci-dessus méritent considération et réponse, monsieur le Ministre.
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[1] Rapport intitulé La scolarisation à la maison : pour le respect du droit à l’éducation des enfants : https://protecteurducitoyen.qc.ca/sites/default/files/pdf/rapports_speciaux/2015-04-28_scolarisation-maison.pdf. Lettre du Protecteur du citoyen au ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport : https://protecteurducitoyen.qc.ca/sites/default/files/pdf/reactions/projet-reglement-enseignement-maison.pdf.
[2] Voir, pour un historique ayant mené à l’adoption de la loi présentement en vigueur, le site Web de l’Association québécoise pour l’éducation à domicile : https://www.aqed.qc.ca/fr/contenu/ce-qui-men%C3%A9-%C3%A0-l%E2%80%99adoption-de-la-nouvelle-loi-sur-l%E2%80%99%C3%A9ducation-%C3%A0-la-maison-petit-historique.
[3] « L’article 459.5.2 de la Loi sur l’instruction publique (RLRQ, chapitre I-13.3) prévoit que le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport constitue la Table de concertation nationale en matière d’enseignement à la maison et que la Table conseille le ministre sur toute question qu’il lui soumet. » http://www.education.gouv.qc.ca/commissions-scolaires/aide-et-soutien/enseignement-a-la-maison/table-de-concertation-nationale/
[4] Selon les résultats d’une étude menée par Pierre Canisius Kamanzi, professeur au département d’administration et fondements de l’éducation de l’Université de Montréal, à partir d’une cohorte de 2677 élèves québécois nés en 1984 et ayant pris part à l’Enquête auprès des jeunes en transition — une étude de Statistique Canada amorcée en 2000 qui a suivi le parcours de près de 30 000 enfants sur une période de 10 ans. Voir https://nouvelles.umontreal.ca/article/2019/03/25/au-quebec-la-structure-des-ecoles-secondaires-contribue-a-reproduire-les-inegalites/.
[5] Voir à ce sujet l’ouvrage de Christine Brabant, L’école à la maison au Québec : Un projet familial, social et démocratique.
[6] Ibid., p. 145.
[7] Voici les objectifs que doit viser l’éducation selon cette Convention, que respectent les parents-éducateurs : « a) Favoriser l’épanouissement de la personnalité de l’enfant et le développement de ses dons et de ses aptitudes mentales et physiques, dans toute la mesure de leurs potentialités ; b) Inculquer à l’enfant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et des principes consacrés dans la Charte des Nations Unies; c) Inculquer à l’enfant le respect de ses parents, de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles, ainsi que le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire et des civilisations différentes de la sienne ; d) Préparer l’enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux, et avec les personnes d’origine autochtone ; e) Inculquer à l’enfant le respect du milieu naturel. »
Voir : http://www.mrif.gouv.qc.ca//content/documents/fr/ententes/1991-C01.pdf.
[8] « Je salue le fait que, pour assurer le suivi de la progression des apprentissages de leur enfant, les parents se voient offrir un choix de modalités d’évaluation. J’ai confiance que cette approche novatrice permettra de générer les informations requises pour bien comprendre la progression de l’enfant et, le cas échéant, apporter les ajustements nécessaires. » https://protecteurducitoyen.qc.ca/sites/default/files/pdf/reactions/projet-reglement-enseignement-maison.pdf.
[9] Conseil supérieur de l’éducation, Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2016-2018 : Évaluer pour que ça compte vraiment, https://www.cse.gouv.qc.ca/fichiers/documents/publications/CEBE/50-0508.pdf.
[10] Principe fondamental reconnu par la Convention relative aux droits de l’enfant (supra, note 7), article 3.1 : « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »
[11] Le Conseil supérieur de l’éducation qualifie d’ailleurs cela d’entraînement intensif : « Malheureusement, dans la pratique, les enjeux reliés à ces tests sont susceptibles de causer des dérives : entraînement intensif pour les examens, rétrécissement du curriculum, focalisation sur des objectifs strictement cognitifs et méthodes pédagogiques fondées sur la mémorisation, faible attention portée aux élèves en grande difficulté ». (Supra, note 8à la p. 41.)
Le Conseil précise que « le temps consacré à l’évaluation est perçu par plusieurs comme du temps retranché des apprentissages » (Ibid., p. 66).
[12] Selon Marie-Hélène Hébert, professeure au département d’éducation de la Téluq. Voir https://www.lapresse.ca/actualites/education/201606/22/01-4994439-trop-durs-les-examens-du-ministere.php.
[13] Ibid.
[14] Voir à ce sujet le rapport du Protecteur du citoyen (supra,note 1, p. 20-21) :
« la dispense de fréquentation scolaire est conditionnelle à l’équivalence de l’enseignement et de l’expérience éducative, et non à la réussite de l’enfant qui, comme ceux scolarisés en établissement, peut éprouver des difficultés dans l’apprentissage de certaines matières et l’acquisition de compétences […] la réintégration obligatoire en cas d’échec est irréaliste. D’une part, cette obligation de résultat n’est pas exigée des enseignants en milieu scolaire ni acquittée par tous les enfants qui fréquentent l’école. »
[15] Conseil supérieur de l’éducation. Supra, note 8à la p. 42.
[16] Voir à ce sujet le rapport Home Schooling in Canada : The Current Picture – 2015 Edition publié par l’Institut Fraser (et sa longue bibliographie, qui pourra vous éclairer et vous rassurer à ce sujet) : https://www.fraserinstitute.org/sites/default/files/home-schooling-in-canada-2015-rev2.pdf. « Several studies affirm that home-educated students are prepared for post-secondary education and may even be considered high achievers » (p. 32).
[17] C’était d’ailleurs une promesse de votre ministère. Je cite la protectrice du citoyen : « Je salue l’engagement du ministre d’offrir, à la demande des parents, son assistance pour l’élaboration du projet d’apprentissage de l’enfant. » https://protecteurducitoyen.qc.ca/sites/default/files/pdf/reactions/projet-reglement-enseignement-maison.pdf.
[18] Le Conseil supérieur de l’éducation reconnaît l’importance de la souplesse et du respect du rythme de chaque élève : « plus l’organisation scolaire montre de la souplesse […], plus il est possible de respecter les rythmes individuels. » Supra, note 8à la p. 65.
[19] Voir le document suivant, extrait du mémoire de l’AQED présenté à la Commission parlementaire de la Culture et de l’Éducation dans le cadre de la Commission parlementaire au sujet du projet de loi 144, Loi modifiant la Loi sur l’instruction publique et d’autres dispositions législatives concernant principalement la gratuité des services éducatifs et l’obligation de fréquentation scolaire, intitulé Comprendre la nature des conflits avec les commissions scolaires : https://www.aqed.qc.ca/files/documents/20180524%20AQED%20Comprendre%20la%20nature%20des%20conflits%20avec%20les%20CS.pdf.
[20] Supra, note 8à la p. 64.
[21] Marco Fortier, « L’école à la maison sera plus encadrée », Le Devoir, 28 mars 2019.