Retournons en 1970

Je suis tombée sur quelque chose d’assez savoureux en farfouillant dans les archives numériques de la BANQ. Imaginez-vous donc qu’en juin 1970, on annonçait (le 6 juin) qu’allait se dérouler au Québec un second Woodstock, qui allait accueillir au bas mot 300 000 personnes et présenter Joan Baez, Paul McCartney et Sky and the Family Stone, entre autres. Les billets pour trois jours de spectacles et de camping (10$ d’avance, 15$ sur place) étaient déjà en vente. Et l’énorme festival devait avoir lieu, tenez-vous bien à votre chaise… à Saint-Édouard-de-Maskinongé. Mon mini-patelin au milieu de rien (je ne suis pas fan de Sir Paul, mais l’imaginer se produire ici est… inconcevable). La chose devait avoir lieu du 31 juillet au 1er août 1970.

Évidemment, ça n’a pas eu lieu. Je dis évidemment parce qu’il y a parfois de ces moments charnières qui peuvent changer le destin d’une vie… ou d’une région, et ça a été un énorme rendez-vous manqué. Apparemment, il a suffi de quelques heures pour que tout soit annulé, même si les billets étaient imprimés et que le festival allait avoir lieu dans moins de 60 jours. Cela dit, la chose me permet aujourd’hui de vous prouver, avec le texte qui suit, que ce n’est pas d’aujourd’hui que des allumés (fussent-ils animateurs de rrrrradio) diffusent leurs préjugés (leur racisme…) et leurs faussetés à tout vent. Ces gens-là… n’ont pas attendu Facebook!

(En passant, le Festival Express qu’a refusé Montréal – autre belle erreur [ah, les années Drapeau!] – a mené à un documentaire du même nom. Dans lequel on voit Jerry Garcia dire à Janis Joplin qu’il l’aime. Du bonheur!)


Les Anti-Propos de Jean Lévesque
Non aux Woodstock canadiens


Sans doute ne sommes-nous pas « in », mais nous félicitons l’administration Drapeau-Saulnier d’avoir tué dans l’œuf le projet de Festival-Express prévu à l’Autostade de Montréal pour le vingt-quatre juin. Sans doute ne sommes-nous pas ‘ pop », mais nous félicitons les autorités québécoises d’avoir empêché que se tienne à Saint-Édouard de Maskinongé un Woodstock canadien.
Ces « manifestations de musique, d’amour et de paix », non seulement les trouvons-nous indésirables, mais nous les trouvons détestables. Parce que d’abord on ne nous fera jamais croire que tintamarre et musique sont synonymes.
Si la confusion que l’on remarque dans le vocabulaire d’usage d’une population nord-américaine recouvre une confusion équivalente dans la notion des choses, il n’est pas étonnant que, bien sûr, on parle de musique lorsqu’on fait allusion à ces cris sordides, a ces grincements et meuglements conjugués, capables de faire déguerpir de terreur les Maoris les plus endurcis. Notre définition du mot musique, si démodée soit-elle, ne nous fera jamais accepter ces bruits comme étant de la musique.
On parle aussi de ces folies collectives comme étant des manifestations d’amour, là encore, nous sommes sans doute démodé, mais à notre humble avis, l’amour ne se manifeste pas de cette sorte, même les Ceintures larges les plus féroces d’Amazonie seront de mon avis. Il est vrai que ce sont des sauvages…
Enfin, on parle de ces rassemblements comme étant des manifestations de paix. Ici, je refuse d’argumenter. Cela me semble superflu. Car si, pour prêcher la paix, il faut ou s’étourdir ou se droguer, ou pratiquer toutes les folies qui viennent a l’esprit, ou faire le tout ensemble eh! bien, on devrait songer qu’a cent mille, ou trois cent mille personnes à la fois, avec tout ce tintamarre et tous ces égarements, on trouble la paix d’autrui, quand on ne saccage pas ses biens.
Concordia a interdit ce Festival-Express a I’Autostade et c’est bien fait. Même si tous mes raisonnements étaient faux, c’est bien fait quand même car le vingt-quatre juin, au Québec, c’est la Saint-Jean. C’est la fête nationale des Canadiens français. Qu’on la respecte. Et tant pis pour quelques profits qui auraient sans doute été aux États-Unis.
Quant au Woodstock projeté dans le comté de Maskinongé, c’est bien fait encore, si les autorités ont vraiment tué le projet dans son cocon. Nous avons exprimé ce que nous pensions de la valeur musicale, morale et sociale de ces attroupements. Pour Saint-Édouard de Maskinongé, s’ajoutent d’autres raisons d’y empêcher la tenue d’un pareil Woodstock: le Québec en général, et Montréal en particulier, ramassent en nombre suffisamment grand les éléments indésirables qui viennent du reste du Canada et des États-Unis, pour qu’on ne trouve pas une occasion nouvelle de se faite envahir par eux. Et puis, il y a l’ordre et le respect du bien public et privé. S’imagine-t-on dans quel état la venue de centaines de milliers de jeunes et de profiteurs de tous acabits peut laisser une région dépourvue des commodités massives que cela prendrait pour accueillir toutes ces hordes?
En voilà assez, je crois, pour faire comprendre notre point de vue. D’autant plus que Terre des Hommes rouvre vendredi, que les festivités de la Saint-Jean promettent, et que les profiteurs de bas acabits trouveront de toutes façons d’autres manières de s’enrichir.

La publication des Anti-Propos s’inscrit dans un programme d’échange entre C.K.A.C. et Le Devoir.
On peut discuter avec l’auteur en téléphonant à l’émission le Point du Jour que M. Lévesque anime du lundi au vendredi à 13 heures sur les ondes de C.K.A.C.

Le Devoir, 12 juin 1970, p. 6.

Pourquoi, au fait, la chose a-t-elle finalement été annulée? Quelqu’un (qu’on connaît bien) a cherché à en savoir plus (et la réponse obtenue est une réponse… bien de chez nous!):

Ce qui nous préoccupe ici, bien plus que l’esprit des mesures et les conséquences — dangereuses — qu’elles pourraient a’Joir, c’est le refus systématique de laisser vivre à sa manière tout un monde d’individus. L’aveuglement, aussi, devant les manifestations d’une culture populaire dans laquelle, d’accord ou pas, nous nous inscrivons. Cette semaine, ça a d’abord été Saint-Edouard, où un festival pop venait d’être annonçé. Quelques heures à peine après que les promoteurs eurent fait connaître leurs intentions, et l’entente qu’ils venaient de conclure avec un cultivateur de la région, les démentis commençaient à pleuvoir, qui confirmaient les démarches des organisateurs et, du même souffle, affirmaient que le festival projeté n’aurait pas lieu.
À Saint-Edouard, il a été impossible de savoir de qui au juste provenaient les pressions — voire les interdictions — qui ont mené a l’annullation du festival. Tout ce que les personnes intéressées à la choses ont osé dire, c’est que la décision avait été prise « en haut ».

René Homier-Roy, 11 juin 1970, Spec, p. 2.
Pour marque-pages : Permaliens.

Les commentaires sont fermés.